Hommage personnel à Paul de Faget de Casteljau


Publié le 9 nov. 2023 10:10:00

 

Hommage personnel à Paul Faget de Casteljau

Par Yvon Gardan - Professeur d’Université Honoraire - Directeur de MICADO

L’histoire de la CAO a été marquée par les travaux sur les courbes et surfaces effectués en France. Parmi les pionniers du domaine, Paul Faget de Casteljau a joué un rôle important qui n’a été reconnu que longtemps après qu’il ait démontré tout l’intérêt de son approche.

Paul de Faget de Casteljau (Paul de Casteljau) est décédé en mars de l’année 2022. Son apport à la CAO est indéniable. Les travaux qu’il a menés ensuite sont également très originaux et mériteraient que l’on s’y attarde.

Il ne s’agit cependant pas ici de parcourir ses nombreux travaux, ni d’en faire une synthèse, d’autres le feront mieux que moi, mais de revenir sur nos échanges. C’est donc de mes rencontres avec lui (et avec Pierre Bézier) et des lettres qu’il m’a envoyées, que je tire une vision personnelle de ce brillant mathématicien. 

J’invite ceux qui souhaitent une présentation approfondie des apports de Paul de Casteljau à se référer aux articles du Professeur Andreas Mueller (Université de Kempten, Allemagne), aux différents ouvrages publiés aux éditions Hermes, au numéro spécial en cours de préparation de la revue Computer Aided Geometric Design (Special issue on Paul de Casteljau, a pioneer in CAGD).

Qu’il me soit donc permis, exceptionnellement, d’écrire à la première personne et de donner une vision personnelle.

Première rencontre

Au début des années 1980, je dirigeais une collection « Mathématiques et CAO » aux éditions Hermes. Cette collection a eu beaucoup de succès, notamment grâce aux auteurs de grande qualité pour chacun des ouvrages la constituant. Pour des raisons évidentes de chronologie, nous avions souhaité que le livre de Casteljau soit édité avant celui de Pierre Bézier. La lecture du manuscrit m’avait conforté dans l’apport conséquent du contenu pour comprendre les courbes et surfaces en CAO, mais il ne me paraissait pas possible de ne pas demander des modifications de forme. En effet, le document commençait par une introduction qui comportait quelques phrases reflétant sans doute une certaine amertume que ses travaux sur les formes à pôles n’aient pas été reconnus comme fondateurs. C’était compréhensible, mais un peu trop direct et cela gâchait quelque peu, par son excès, la qualité de l’ouvrage.

Il fallait cependant reconnaître que d’autres que lui avaient attiré la lumière, alors qu’indéniablement, ses travaux étaient la base de l’ensemble des développements effectués dans les années 60 sur les courbes et surfaces en CAO. C’était bien la raison pour laquelle nous avions l’objectif de publier son ouvrage le plus tôt possible dans la collection.

Paul de Faget de Casteljau travaillait chez Citroën et il fallait l’accord de ses supérieurs pour l’édition de son livre. Nous avions donc convenu d’une réunion dans leurs locaux pour discuter des quelques modifications souhaitées. Il eut été plus facile de le faire en direct avec Paul de Casteljau, mais nous étions tributaires du mode de fonctionnement interne de l’entreprise. La réunion s’est tenue dans une immense salle en sous-sol, sans fenêtre, en tout cas faiblement éclairée par la lumière du jour. Les tables étaient rangées en « U ». Paul de Casteljau était à une extrémité du U et j’étais au milieu de l’autre patte du U, avec Sami Ménascé, le patron des éditions Hermes, dont l’apport à la promotion des nouvelles technologies, notamment de la CAO, est à souligner. Les responsables de Citroën concernés se tenaient en tête du U. Je me souviens avoir été très mal à l’aise de par l’organisation même de la salle, mais surtout lorsqu’il s’est agi de discuter des quelques mots que je souhaitais retirer de l’introduction, qui, à mon sens n’apportaient rien à l’ouvrage et donnaient plutôt une mauvaise image de l’auteur.

L’un des responsables s’était adressé à Paul de Casteljau lui intimant de tenir compte de ma demande d’un très sec « vous avez entendu … ». Je ressens encore aujourd’hui la gêne du tout jeune Professeur d’Université que j’étais d’avoir mis dans l’embarras un des bâtisseurs de la CAO. J’avais également eu le sentiment, peut-être faux, que Paul de Casteljau était considéré comme un chercheur dont les travaux, pourtant brillants, étaient peu reconnus au sein même de son entreprise. Chaque entreprise a ses propres règles internes et la volonté de garder confidentiels les travaux qui pouvaient être intéressants pour la concurrence, a certainement joué un rôle dans la faible diffusion des résultats de Paul Faget de Casteljau.

Les phrases en question ont été modifiées et il ne reste plus dans la première page du tome 2 de la collection qu’une phrase qui reflétait l’état d’esprit de l’auteur : « A ce titre, le pionnier reste maintenant le seul à connaître à fond toutes les difficultés qu’il a dû aplanir » . Paul de Casteljau fera d’ailleurs souvent, par la suite, preuve d’humour pour parler des « pôles» comme des points de « Béziers » (la ville, bien éloignée de la ville de Casteljau).  

Il est indiscutable que Paul Faget de Casteljau était ce pionnier dans le cadre des courbes et surfaces pour la CAO et on peut comprendre une certaine amertume de sa part à ne pas avoir été reconnu en tant que tel, en tout cas pas autant ni assez tôt qu’il l’eut mérité.

Cette brève rencontre fut suivie quelques temps plus tard par un déjeuner dont l’ambiance reste dans mon esprit comme si c’était hier. Le mot historique est certes galvaudé, mais ce repas, resté confidentiel, fait un peu partie de l’histoire de la CAO.

Un déjeuner un peu particulier…

Nous sommes au milieu des années 1980, dans un petit restaurant à Paris. Le livre de Paul Faget de Casteljau a été publié en tant que tome 2 de la collection Mathématiques et CAO, celui de Pierre Bézier en tant que tome 4.

La table elle-même est petite et rectangulaire. Je suis assis en face de Pierre Bézier, Sami Ménascé, Président des éditions Hermes, à l’origine de ce déjeuner, est à côté de moi, en face de Paul de Casteljau. Les premiers moments sont empreints d’une tension palpable et j’ai encore aujourd’hui des souvenirs très précis de la première rencontre entre ces deux pionniers de la CAO. De leur propre aveu, c’est effectivement la première fois qu’ils ont l’occasion de discuter, tout juste se sont-ils « salués de loin » à l’occasion de tel ou tel congrès ou échanges industriels. Sami et moi souhaitons que cela se passe de la manière la plus agréable possible. Au début du repas, j’ai le sentiment que de Casteljau cherche une reconnaissance amplement méritée et que Pierre Bézier est un peu sur la défensive. Rapidement Pierre Bézier va engager le dialogue, reconnaissant que certains transfuges de Citroën vers Renault avaient indiscutablement facilité son travail, sans pour autant disposer des éléments théoriques. Son travail était donc inspiré de ceux de de Casteljau en ce sens qu’il avait eu l’opportunité de voir comment on construisait des courbes chez Citroën, mais il était également original puisqu’il n’avait pas accès aux éléments théoriques sous-jacents. Il admettait volontiers que les travaux de de Casteljau étaient antérieurs aux siens. Nous nous sommes rapidement rendus compte que Paul de Casteljau était, en quelque sorte « soulagé ». La suite du repas fut très agréable avec des échanges passionnants. Leur discussion reflétait également leur formation plus mathématique (« Normale sup ») pour l’un, plus mécanicienne (« Arts et Métiers ») pour l’autre. Les deux hommes étaient également très différents « physiquement », tant par la taille que par leurs facilités à dialoguer.

Il ne faut pas mal interpréter mon propos. Je considérais qu’il était important que les travaux de de Casteljau soient reconnus. Cela ne néglige cependant en rien la qualité de ceux de Pierre Bézier. J’ai eu des relations très agréables avec Pierre Bézier. Sami Ménascé avait présenté son livre, objet du Tome 4 de la collection « Mathématiques et CAO », pour le prix Roberval du « meilleur livre de Technologie pour l’Enseignement Supérieur ». Sans me le dire, il avait également proposé celui que j’avais commis (« la CFAO »). C’est donc à ma grande surprise que j’avais obtenu le prix. C’est peut-être ce qui me donnait une certaine forme de légitimité auprès de Pierre Bézier. A chacune de nos rencontres, notamment pour des jurys de thèse, j’ai apprécié sa conversation et sa culture. Je lui avais d’ailleurs très volontiers laissé la direction de la collection « Mathématiques et CAO » à partir du tome 5. Ses relations et sa connaissance des chercheurs dans ce domaine ont été des atouts pour la collection.

Nous n’avons jamais fait état de ce déjeuner. Les réseaux sociaux n’existaient certes pas, mais même si cela avait été le cas, nous n’aurions sans aucun doute rien publié. Ce moment leur appartenait à tous les deux, nous n’étions que de simples témoins, à peine acteurs, mais ce fut un moment très particulier.

Des échanges passionnants

En 1990, nous, Sami Ménascé et moi-même, avons organisé une journée sur les courbes et surfaces à l’occasion des quatre-vingts ans de Pierre Bézier. C’était l’époque où l’on discutait avec passion de l’intérêt des Nurbs (Non Uniform Rational B-Splines) par rapport aux modèles dits « de Bézier » dans le petit monde de la CAO. Nous avons, bien entendu, invité Paul de Casteljau.

Pour l’anecdote, il avait dit au téléphone à mon assistante que c’était « aussi » son soixantième anniversaire, dans un mélange d’humour et de « doléance » qui lui était propre.

La journée fut, de mon point de vue, magnifique, par la qualité des orateurs et par le fait que l’amphithéâtre était comble et animé. Plusieurs aspects m’ont marqué ce jour-là, mais tout particulièrement l’exposé de Paul de Casteljau. Très à l’aise, il avait présenté ses travaux en navigant avec aisance dans la mer des indices, sans regarder la figure reproduite dans la revue et que nous étions nombreux à essayer de suivre.

Un exposé brillant, digne de son auteur. Ce fut un beau moment, non seulement sur le fond, mais également sur la forme, que je qualifierais presque de « lyrique ».

J’ai revu ensuite presque chaque année Paul de Casteljau lors des éditions successives du congrès-exposition MICAD. Il avait la gentillesse de venir me voir et nous prenions le temps d’échanger quelques minutes. Discuter avec Paul de Casteljau, c’était surtout essayer de comprendre ses derniers travaux, et, honnêtement, ce n’était pas toujours facile. A ces occasions, il s’est révélé, pour moi, très agréable et très convivial. Il a continué longtemps après sa retraite à travailler sur différents points, notamment les quaternions. Il a été prolifique et a présenté certains de ses résultats lors des éditions de MICAD. Il n’y avait pas toujours beaucoup de monde à ses présentations, peut-être parce que nous n’avions pas su les « vendre ». Sa présentation « historique » de la naissance de ses travaux fut pourtant très intéressante. On apprend toujours de l’histoire des technologies. Il était venu à l’anniversaire des 25 ans de MICADO (fondé en 1974) dans un restaurant de la tour Eiffel. Ce fut l’occasion pour ses voisins de table de constater que son sujet préféré tournait toujours autour des mathématiques et que son esprit était vif et sa passion vivante.

De mon point de vue, Paul Faget de Casteljau était très original, au sens le plus intéressant du mot, non seulement dans le contenu de ses travaux, mais également dans son comportement. Lorsque j’ai été en relation avec lui pour des publications, soit d’articles, soit d’ouvrages, il ne voulait publier qu’en français et refusait de se servir des éditeurs de formules mathématiques. Il est vrai que les éditeurs de formules étaient un peu balbutiants à l’époque. Cela nous a conduit parfois à publier dans la revue de CFAO et d’infographie des articles manuscrits.

Une belle illustration de ce que cela pouvait donner (Revue de CFAO et d’informatique graphique, volume 16- N°3/2001, éditions Hermes).  

J’ai échangé par courriel avec le Professeur Andrea Müller (Kempten University of Applied Sciences, Allemagne), qui s’intéresse de très près aux travaux de Paul de Casteljau, au début de cet été. Je lui avais fait part de mon admiration pour l’écriture manuscrite de ce dernier (entre autres). Il m’avait répondu qu’un de ses collègues, qui ne parlait pas français, comparait le dessin de ces lettres à celui de Léonardo Da Vinci.  

J’ai eu le Plaisir de recevoir plusieurs courriers de la main de Paul Faget de Casteljau. J’en ai gardé quelques-uns dans mes archives. Longs, écrits (« dessinés »), pratiquement sans rature, avec des mélanges de couleurs, ils sont une forme d’œuvre d’art. Je laisse au lecteur le soin de se faire sa propre opinion sur la qualité graphique de ces lettres avec les extraits ci-dessous. Il y a dans ces lettres une part d’humour potache et mathématique (« je me contente de faire la « taupe au logis », « je dois en être à 13/2 », « je me gausse de Gauss »…), qui agrémente une prose dense d’où ressortait parfois son souhait de légitime reconnaissance.

Il avait par exemple écrit concernant une présentation qu’il souhaitait faire à MICAD : « les organisateurs ont le droit le plus absolu de vérifier que je ne leur ai pas monté un « énhaurme canular » de Normalien, comme chez Citroën, on en a fait la supposition, quand je leur ai proposé de « Mathémastiquer » les formes de carrosserie, ce qui rime avec rosserie, c’est-à-dire de leur proposer un procédé de définition numérique des formes ». Ce genre de phrase pouvait cohabiter avec des considérations sur le théorème de Ptolémée ou l’ARCHANGE.

A lire et à relire avec une certaine forme de délectation.

Quelques courts extraits pour apprécier la forme et le fond…

Un petit mot sur la poésie de l’algorithme de Casteljau

J’ai eu l’occasion de présenter à plusieurs générations d’étudiants l’algorithme dit « de Casteljau » (approximation de polynômes écrits dans la base de Bernstein, qui peut être utilisé pour calculer un point ou dessiner une courbe ou une surface dite « de Bézier »).

Cet algorithme est intéressant non seulement dans le cadre de la CAO, mais comme exemple de récurrence. De mon point de vue, il est d’une grande élégance avec une interprétation géométrique très parlante. Généralement je commençais à dire aux étudiants que cet algorithme était aussi beau qu’un poème de Rimbaud.

Beaucoup n’en ont sans doute pas été convaincus, peut-être parce qu’ils n’avaient retenu de Rimbaud que l’apprentissage par cœur, forcément un peu fastidieux, du Dormeur du Val, alors qu’il faut s’imprégner des mots et de leur musique silencieuse pour en apprécier la poésie. Il est nécessaire également de se fondre dans l’algorithme pour en apprécier la puissance et la beauté.

Pour conclure

Paul de Casteljau a, à mon sens, eu une reconnaissance certes tardive (en 2012, le comité de la SMA (Solid Modeling Association) lui a décerné à l’unanimité son prix Bézier 2012), mais amplement méritée. D’autres que moi seront mieux placés pour présenter son apport scientifique extrêmement important.

En ce qui me concerne, si j’ai rédigé ce court résumé, c’est parce que j’ai eu, si je peux me permettre, une certaine forme de tendresse pour ce grand monsieur par le talent, avec un humour particulier, mais caractéristique d’un grand mathématicien. Ce modeste article est donc aussi le témoignage des indiscutables qualités humaines de ce pionnier de la CAO.